Les forces de gauche sont atteintes du complexe d’Orphée. À l’heure où les poncifs idéologiques des dernières décennies semblent devenus inopérants ou surannés, comme en témoignent les échecs des tournants libéraux successifs en matière de politique économique, elles refusent trop souvent de se retourner vers leur passé. Ce passé montre pourtant que d’autres modèles de société et d’autres manières d’envisager la politique ont existé, et qu’il leur appartient de les réinvestir.
C’est cette volonté de tirer le meilleur du passé qui nous a guidés dans la publication, le 22 août 2025, du « Foyer des aïeux », aux éditions du Bord de l’eau et à la Fondation Jean-Jaurès. Notre ouvrage repose sur une proposition simple : exhumer les parcours de figures oubliées de la IIIe République, dont les héritages continuent pourtant d’irriguer notre contrat social.
Pourquoi un tel livre ? Pour rappeler qu’il appartient à la gauche de penser plutôt que de simplement administrer. Dans À demain de Gaulle, Régis Debray écrivait fort justement : « Les hommes d’État et les hommes de pensée ne se prennent plus mutuellement au sérieux. Ils s’amusent les uns des autres, sans plus s’intéresser. C’est peut-être mieux ainsi : des pensées sans conséquence croissant avec le sourire des politiques sans pensée » ; c’est pour lui donner tort, à l’avenir, que nous avons souhaité rappeler combien la IIIe République savait faire coïncider, dans un même régime, les artisans de la pensée et de la démocratie.
Mais quelles figures choisir pour faire du régime de nos ancêtres une source d’inspiration future ? Notre camp politique a ses monstres sacrés : ils s’appellent Jaurès, Blum, Mitterrand ; on les assortit parfois de figures plus silencieuses comme Guesde, Vallès ou Briand. Pourtant, ce panthéon réduit, pour prestigieux qu’il soit, ne saurait rendre compte de la pluralité des héritages qui ont façonné nos imaginaires politiques.
Plusieurs des crises que nous avons le sentiment de traverser aujourd’hui puisent leurs sources dans des causes qui firent également trembler les siècles qui nous précèdent. La crise budgétaire à laquelle la France est confrontée en constitue un exemple parmi tant d’autres : elle appelle à un questionnement sur les fondements de l’impôt et sur son consentement. Si nous ne pouvons qu’agréer aux solutions proposées visant à améliorer la justice fiscale en faisant contribuer chacun à proportion de ses moyens, une telle assertion rencontrerait probablement plus de succès si l’on en rappelait clairement les fondements philosophiques. Or c’est justement Léon Bourgeois, l’un de ces « aïeux » dont nous faisons le portrait, qui eut l’idée du « solidarisme », d’où naquit toute la législation sociale de la IIIe République, avec en point d’orgue la question de l’impôt sur le revenu.
Et comment répondre aux bouleversements contemporains qui reconfigurent nos modes de vie et lézardent la cohésion nationale — de l’épidémie de solitude qui frappe une partie de la jeunesse à l’omniprésence des écrans — sans s’appuyer sur les enseignements de Léo Lagrange ? Ce dernier imagina, pour la première fois, une politique d’émancipation fondée sur la pratique du sport, du loisir, du temps libre et des sociabilités. Le développement des auberges de jeunesse, des colonies de vacances et des terrains de sport qu’il initia trace, aujourd’hui encore, le chemin vers des habitudes de vie plus proches de la nature et des gens.
Nous parlons ici d’hommes, lesquels seuls pouvaient être élus et exercer le pouvoir institutionnel sous la IIIe, mais nous n’oublions pas le rôle des femmes. Notre livre invitera les lecteurs à découvrir l’incroyable vie de Madeleine Pelletier, militante avant-gardiste qui posa les bases théoriques d’un activisme féministe que la société n’embrassera qu’un siècle après sa mort.
À force de croire que le progrès naît de l’oubli du passé, le camp du mouvement s’est souvent privé d’un capital d’idées, de principes et de combats dont il aurait aujourd’hui le plus grand besoin. Chacun le sait : toute période de gloire politique se vit comme un retour. Les humanistes de la Renaissance se firent les héritiers de l’Antiquité ; les jacobins se rêvèrent Romains ; les communards, enfants de 1793. Les chrétiens eux-mêmes attendent la parousie du Christ. Le « Foyer des aïeux » se veut donc être une anamnèse : une redécouverte de l’ancien qui rende à la gauche ses fondations autant qu’un nouvel horizon doctrinal.
« Le Foyer des aïeux » propose donc au citoyen d’ausculter quelques pensées fortes pour mieux les y intégrer. En éclairant les combats de Léon Gambetta, Léon Bourgeois, Émile Combes, Albert Thomas, Madeleine Pelletier et Léo Lagrange, il doit permettre à la gauche de trouver des raisons de s’armer intellectuellement.