Il y a ceux qui voient dans nos jours fériés un manque à gagner pour l’économie et ceux qui y voient un gain pour la démocratie. Le gouvernement Bayrou a fait fausse route en suggérant d’en supprimer deux, au nom de l’austérité et au mépris de leur portée. Osons proposer l’inverse en ajoutant deux journées consécutives de temps libéré dédiées à ce qui nous fait aujourd’hui cruellement défaut : des agoras vivantes, faites de chair et d’os.
Notre démocratie souffre en effet d’une pathologie que nous refusons de traiter : un environnement médiatique dominé par la logique de l’audience et soumis à la puissance de l’argent. Les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu privilégient les contenus polarisants qui maximisent les profits. Les sondages d’opinion, livrés au marché, disent aux citoyens sur quels sujets penser et sous quel angle les envisager. L’information devient dépendante d’une poignée de grands groupes industriels disposant de leur propre agenda idéologique. Le citoyen n’est pas invité à réfléchir mais sollicité comme un consommateur à coups de formules choc et de messages démagogiques. En somme, l’acte de voter est abandonné à la loi du marché et n’est pas l’apogée de la vie civique qu’il devrait être. C’est sur ce sol appauvri par le capital que l’extrême droite fait floraison.
Or, le droit de vote n’est pas une marchandise. Bien sûr, notre démocratie assure, par des garanties précises, la régularité du geste ultime, celui où chacun dépose son choix dans l’urne. Mais elle néglige largement ses conditions de formation. Elle corrige à la marge – financement, sondages, temps d’intervention – mais n’institue rien qui puisse véritablement faire advenir un débat public éclairé. Nous pourrions agir sur l’espace médiatique, comme le propose Julia Cagé, en réformant la propriété et la gouvernance des médias. Mais il nous faut aussi imaginer de nouvelles formes politiques élevant le niveau de la discussion publique et offrant aux citoyens un environnement inspirant, avant toute échéance électorale. Chacun devrait être mis en situation de préparer son vote en conscience, sans être happé par le vacarme des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux.
Ce qui nous manque, c’est un service public civique et festif en amont du passage dans l’isoloir, un espace-temps démocratique où pourrait s’épanouir pleinement notre citoyenneté. Imaginons deux jours fériés civiques successifs, soustraits à la loi du marché, quelques semaines avant un grand rendez-vous électoral, une présidentielle ou des législatives. Partout, dans les 1 700 bassins de vie que comporte notre pays, les citoyens seraient invités à s’informer et à soumettre les déclarations des candidats à un examen rigoureux, loin des slogans et des polémiques. Des lieux seraient ouverts pour que l’on puisse s’informer et dialoguer ; des débats contradictoires y seraient organisés entre représentants locaux des partis politiques ; des associations et des experts viendraient nourrir la discussion ; des outils de vérification seraient mis à disposition. Le soir, un banquet républicain rassemblerait les habitants. Le lendemain, des mini-publics tirés au sort prépareraient des questions qui seraient synthétisées pour être adressées aux candidats, dont le grand débat serait projeté le soir même dans des salles publiques, accessibles à tous. Une autorité indépendante serait chargée d’organiser ce service de la chose publique.
Cette proposition rejoint en partie celle de Bruce Ackerman et de James Fishkin qui, en s’appuyant sur l’expérience des sondages délibératifs, avaient plaidé, dès 2002, pour l’instauration aux États-Unis de la Journée de la délibération. Elle s’en distingue cependant en ce que la délibération ne serait qu’un élément du dispositif parmi d’autres, l’objectif étant surtout de mieux réguler l’arène médiatique et de rappeler, avec Aristote, que la démocratie n’est vivante que lorsqu’elle prend la forme d’une rencontre entre les citoyens.
Évidemment, ce ne sont pas deux jours fériés civiques accordés tous les cinq ans qui permettront de réveiller le Souverain. À vrai dire, tant que nous n’aurons pas repensé le travail dans une perspective démocratique, comme nous y invite Axel Honneth dans son dernier essai (Le souverain laborieux. Une théorie normative du travail, Paris, Gallimard, 2024), nous assisterons, toujours impuissants, à la contradiction qu’avait relevée Jaurès le 21 novembre 1893, à la Chambre des députés, celle d’un citoyen souverain dans l’ordre politique mais serf dans l’ordre économique.
Rien ne nous empêche cependant d’ouvrir ce chantier. Du temps libéré pour réfléchir à notre destin commun : un petit pas pour nos finances publiques, un grand pas pour la République.