Qu’il est bon de croire que sa passion amoureuse n’est que le fruit du hasard, que son désir du corps de l’Autre résulte d’une alchimie mystérieuse entre deux êtres. Jadis transaction avant tout financière entre une femme et un homme, la relation amoureuse semblait s’être en partie libérée des carcans patriarcaux. Et les relations sexuelles, des carcans cléricaux.
N’est-on désormais point libre de désirer sans compter, de séduire sans ambages, et de jouir sans entraves ? L’histoire des relations intimes était celle de la contrainte pure et dure. Aujourd’hui, les individus disposent d’une latitude et d’une liberté sexuelles inouïes. Le swipeur fou ne s’interdit rien, à la quête de l’eldorado sexuel qui s’ouvre devant lui. Pour citer notre feu camarade Marceau Pivert en 1936 : “tout est possible !”. Alors, émancipé, l’amour ?
C’était sans compter sur le néolibéralisme. C’est précisément au moment où il semblait pouvoir se libérer de l’alliance intéressée que l’intime a été colonisé par le marché. La nature ayant horreur du vide, et le Capital encore davantage, plus rien ne pouvait s’opposer à l’extension illimitée de la sphère marchande. Et subtilement, pour couronner le tout ! Car il n’y a pire courbette devant le Dieu argent que celle à laquelle on consent librement. C’est dans les failles du libre arbitre que le capitalisme s’est engouffré, travestissant la liberté en libéralisation de l’amour.
Les applications de rencontre, dernier avatar de la colonisation de l’intime
Depuis une décennie, le succès croissant des applications de rencontre (Tinder, Bumble, Hinge, Grindr, etc) témoigne de cette consumérisation de la vie amoureuse. En 2025, plus de 2 millions de Français en utilisent quotidiennement, plus de 7 millions régulièrement, et les chiffres augmentent chaque année. Certes, cette mutation numérique n’est pas univoque. Les applications de rencontre permettent à de nombreuses personnes historiquement marginalisées, qu’il s’agisse des personnes LGBTQIA+, des individus en situation de handicap ou de celles et ceux vivant dans des zones isolées, d’accéder à des formes de rencontre et de visibilisation auparavant inenvisageables.
Elles ont donc sans doute participé d’une libération. Reste que celle-ci s’est s’accompagnée d’une libéralisation. Le principe même de pouvoir « swiper » à l’envi ses contemporains en dit long sur la façon dont on considère l’Autre : comme un bien de consommation parmi des milliers d’autres, qu’il convient de posséder ou de rejeter, en une demi-seconde, dans l’immense hypermarché du sexe. La promesse d’altérité que revêt l’intime, celle qui dans un monde idéal abattrait les frontières de classe et de culture, est battue en brèche par la recherche d’un idéal féminin ou masculin quasi-exclusivement centré sur le physique. Fermez un instant les yeux et imaginez les applications de rencontre dans le monde physique : bienvenue en absurdie néolibérale.
Sur ces plateformes numériques, chaque être humain se voit attribuer une note sur 10 par un algorithme en fonction de son score relationnel, et ne lui seront proposés que des profils de même « valeur ». On a beau jeu de moquer le score social en Chine lorsqu’on s’adonne volontairement à un jeu qui classe les êtres humains comme des marchandises. Et plus le score d’un profil est faible, plus l’espoir d’une rencontre amoureuse s’émousse. Mais le Capital a pensé à tout puisque des options payantes promettent d’en augmenter les chances. La sociologue Eva Illouz parle à ce sujet de « capitalisme scopique » (La fin de l’amour), un capitalisme qui nous pousse à être regardé et à regarder les autres comme des objets que l’on consume sans égard. Que l’on consomme, et que l’on jette.
Le blues du consommateur
Pourtant, malgré ce vertigineux succès des vingt dernières années, quelque chose ne se passe pas comme prévu. En quelques années, l’action en Bourse de Tinder s’est effondrée de 84%. Celle de Meetic, 80%, et jusqu’à près de 90% pour Bumble. Et, contrairement à une idée reçue, la proportion de couples formés via ces plateformes reste faible. Selon une étude de l’Ined publiée en 2024, parmi les jeunes de 18 à 29 ans ayant été en couple l’année précédente, seuls 11% ont rencontré leur partenaire sur une application de rencontre, contre 34% dans leur lieu d’études ou de travail. Le rouage de la Machine se serait-il enrayé ?
Oui, certainement. L’algorithme des applications de rencontre est fait pour que vous restiez dessus et même, idéalement, pour que votre porte-monnaie contribue à votre malheur – les options payantes en sont l’illustration. Comme dans tout marché, la logique marchande exclut ceux dont la valeur est faible et marginalise ainsi les profils qui ne correspondent pas aux normes dominantes de beauté. Le déséquilibre structurel entre hommes et femmes sur ces plateformes – plus de 70 % d’hommes sur Tinder – conduit d’ailleurs certains à intérioriser un sentiment d’échec, lequel est ensuite instrumentalisé par les groupes masculinistes. Le marketing des applications de rencontre est trompeur : la réussite d’un couple, c’est un échec pour les applications de rencontre.
Mais c’est surtout le principe même des applications qui produit de la désillusion. En mettant l’individu face à un catalogue virtuellement infini de profils, pourquoi se contenterait-il d’un seul ? Son désir sexuel sera peut-être assouvi, mais l’attachement émotionnel n’en pourra être que réduit face à l’immensité des possibles. C’est cela, le blues du consommateur, “D’avoir les quantités d’choses / Qui donnent envie d’autre chose”.
Dès lors, nourri par la promesse capitaliste du libre-échange sexuel, un véritable malaise existentiel s’installe. Perte de l’estime de soi, angoisse, et pour certains jusqu’à la dépression sont les symptômes du désenchantement néolibéral. C’est ici que résonne le concept de “fatigue d’être soi”, du sociologue Alain Ehrenberg, selon lequel la liberté soumise aux lois du marché devient un fardeau. Aussi faut-il sans doute voir le déclin des applications de rencontre comme une bonne nouvelle. L’amour n’est pas affaire d’algorithme, il résiste encore à l’occupation marchande. Gageons que la flamme ne s’éteigne pas.