Une scène inhabituelle s’est déroulée le 14 octobre 2010 sous les yeux ébahis des passants d’un centre commercial madrilène : une cinquantaine de personnes, affalées sur des canapés, s’efforçaient de s’endormir dans cet espace bondé et bruyant, sous le contrôle de juges avisés. L’Espagne connaissait alors son premier championnat de sieste, organisé par des activistes dénonçant la disparition de l’ancestrale tradition du repos méridien.
Quel meilleur pied de nez imaginer pour protester contre l’accélération de nos modes de vie et l’injonction permanente à la productivité dont nous sommes tous victimes ? Le sommeil représente un tiers de notre vie, et nous n’en parlons jamais dans le débat public. Cette dénégation du sommeil symbolise le principal mal de notre époque. Aux prises avec un modèle économique fondé sur l’extraction de la valeur, la marchandisation sans limite et le refus de la sensibilité, nous avons oublié que certaines sphères de notre intimité, certains pans de notre vie physique, doivent rester inviolables.
Nous dormons de moins en moins. Il faut au moins sept heures de sommeil pour être en bonne santé (or nous dormons en moyenne six heures quarante-deux par nuit) et la qualité de ce sommeil se dégrade (plus d’un Français sur dix souffre d’insomnie chronique).
Cette dégradation du sommeil s’origine dans au moins trois facteurs : d’abord, nos philosophies ont toujours déconsidéré cette période de la vie jugée inutile et voisine de la mort (Hypnos n’est-il pas, dans l’Antiquité, le frère jumeau de Thanatos ?). Ensuite, nous sommes immergés dans des imaginaires de consommation qui désincitent au repos et laissent penser qu’il serait possible, en consommant telle boisson énergisante ou tel complément alimentaire, de le rogner à l’extrême. Enfin, le temps que nous consacrions autrefois à l’endormissement paraît désormais entièrement colonisé par les écrans. Un chiffre frappe : 44 % des garçons de 15 à 19 ans disent rogner délibérément sur leur temps de sommeil pour passer plus de temps sur les réseaux sociaux.
Au surplus, si le déficit de repos frappe la société de manière diffuse, il est plus prégnant chez les individus les plus isolés, les plus pauvres et les moins diplômés. Une personne qui se déclare à l’aise financièrement dort 20 minutes de plus que celle qui dit éprouver des difficultés financières ; dès la maternelle, un enfant d’ouvrier dort dix minutes de moins qu’un enfant de cadre. Comment expliquer ces différences ? La précarité est souvent associée à des métiers aux horaires déréglés, stressants ou épuisants physiquement, autant d’éléments qui influencent les rythmes du repos.
Mais l’inégalité préalable entre les individus, qui conduit à des expériences du sommeil différentes, se trouve aggravée par ce déficit. Les scientifiques s’accordent à considérer qu’un manque chronique de sommeil est un facteur favorisant le développement des maladies cardiovasculaires, du diabète, du surpoids et des troubles mentaux, qui frappent d’abord les premiers insomniaques. C’est cette idée, précisément, qui m’encourage à considérer le sommeil comme un facteur de notre nouvelle condition sociale, à l’image de l’addiction aux écrans, du sentiment de solitude ou encore de la sédentarité (dont le coût pour la société s’élève à 140 milliards d’euros par an, et qui cause d’abord des problèmes de santé aux plus précaires).
Dans ces conditions, les forces politiques, et particulièrement les socialistes, ont une responsabilité. Comme ils se sont, à chaque fois que le corps du travailleur était brisé sur la chaîne de production, intéressés à la question de la pénibilité du vécu quotidien, ils doivent désormais imaginer l’émancipation non plus au seul prisme du travail, mais aussi dans le quotidien du consommateur.
Dans cette perspective, je formule une proposition simple et claire : consacrer, au sommet de la hiérarchie des normes, un droit au sommeil. Actuellement, notre édifice juridique souffre d’une béance inexplicable. Le sommeil ne figure dans aucun texte. Tout au plus l’approche-t-on au travers du régime des troubles anormaux de voisinage ou encore du droit au repos et au loisir tel qu’il est reconnu dans la Convention internationale pour la protection des droits de l’enfant. Du reste, le sommeil n’est jamais appréhendé positivement comme un droit qu’a l’individu de se restaurer et de ralentir avec les rythmes du monde.
Or, la consécration d’un droit au sommeil permettrait des avancées très concrètes. En premier lieu, elle offrirait un fondement juridique à opposer aux producteurs d’algorithmes qui ruinent délibérément l’attention des plus jeunes et des plus vulnérables sur l’autel du profit. Ensuite, elle offrirait une arme contre un phénomène que l’on peine encore à percevoir, mais dont les conséquences sanitaires sont immenses : la pollution sonore, parfois considérée comme la première cause de mortalité indirecte en Europe. Enfin, le droit au sommeil présenterait l’avantage de renforcer les droits du salarié dans le cadre professionnel, en offrant un outil contre le management toxique ou abusif et en garantissant à chacun des rythmes de travail raisonnables. Bien sûr, il ne s’agirait pas d’invoquer le droit au sommeil chaque fois qu’un justiciable serait empêché de dormir : comme les autres droits qui s’attachent à l’individu, seule une atteinte durable et caractérisée au repos pourrait conduire le juge à prendre des sanctions.
Ériger le droit au sommeil en horizon politique revient à inscrire, au cœur de l’action publique, la conviction que certains temps de l’existence doivent échapper à toute logique marchande. Car quel est l’intérêt de la politique, sinon de créer les conditions du bonheur commun ? Il nous reste à prolonger, sur le terrain du droit, ce que certains Espagnols ont un jour voulu rappeler par un jeu ludique : une société se mesure aussi à la place qu’elle laisse à l’improductivité et au repos.