Dans la torpeur du mois d’août, les pharmaciens en colère ont baissé le rideau dans l’indifférence générale, vacances et canicule obligent. Le 18 septembre, ils ont à nouveau fermé boutique en vain, engloutis dans le vaste mouvement social fixé à la même date.
Si ce mouvement de protestation n’a pas fait la une des journaux, il a été parfaitement entendu dans les campagnes, suscitant autant d’angoisse que d’incompréhension. Rappelons les faits : par un décret pris au début de l’été, le gouvernement a abaissé le niveau des remises octroyées par les laboratoires aux pharmaciens de 40 % à 20 % sur les médicaments génériques. Si les premiers s’en frottent les mains, les seconds accusent le coup dans un contexte déjà fragile. Ainsi, près de X petites pharmacies, pour la plupart rurales, sont menacées de faillite. Les plus solides tiendront, mais au prix du licenciement de nombreux collaborateurs.
Cette menace qui plane sur nos territoires est en réalité symptomatique de deux mécaniques qui affaiblissent jour après jour la vitalité de nos campagnes. La dégradation de l’accès aux soins, d’abord. Si à la désertification médicale en cours s’ajoute la désertification pharmaceutique, c’est tout le système de soins en milieu rural qui menace de s’effondrer, reposant entièrement sur un hôpital déjà au bord de la rupture. Quel jeune couple avec enfants viendra s’installer dans un village sans médecins ni pharmaciens à moins d’une heure de route ? Quel couple de retraités prendra le risque d’y rester ?
La deuxième mécanique en cours concerne l’appauvrissement de nos campagnes. Dominant jusqu’à la fin du XIXᵉ siècle, le monde rural a entamé un lent déclin économique et démographique, lié aux conflits mondiaux qui ont emporté plusieurs de ses générations, à la diminution progressive du nombre de paysans ainsi qu’à la disparition de petites industries et manufactures jadis pourvoyeuses d’emplois et de promotion sociale. Il fait désormais face à la fuite continue des emplois liés aux services publics (fermetures de gares, perceptions, bureaux de poste…) et au petit commerce.
La France rurale est aujourd’hui très majoritairement populaire. Sans être parfaitement homogène, elle se caractérise par une surreprésentation des catégories relevant du salariat modeste (ouvriers, employés) ou de l’indépendance (artisans, agriculteurs, commerçants). À ce titre, la disparition d’une pharmacie, c’est non seulement la perte d’une enseigne attractive mais aussi celle de plusieurs salaires qui faisaient tourner le commerce, les restaurants et l’immobilier local, sans parler de la fuite des professions paramédicales.
Peu à peu, la mixité sociale disparaît de nombreuses ruralités, de même qu’elle a disparu jadis des grands ensembles périurbains imaginés dans les années 1960. Cette pente décliniste alimente un sentiment de déclassement individuel et collectif qui s’est nettement amplifié ces dernières années dans un contexte économique particulièrement violent. On mesure encore mal le tournant qui s’est opéré depuis le mouvement des gilets jaunes (2018) et qui trouve son paroxysme avec les scores historiques obtenus par le RN en 2022 et 2024, singulièrement dans les zones rurales.
Au cours de cette période, le prix du carburant a été multiplié par 1,5. Pour un couple de Lotois qui parcourt 50 km en moyenne par jour, « ça revient trop cher d’aller bosser ». La mobilité subie devient une grande injustice qui frappe avant tout les habitants des campagnes et des zones périurbaines. Idem pour le coût de l’énergie, souvent plus élevé en zones rurales. Le prix du fioul, par exemple, a été multiplié par deux au cours de cette période. Pendant ce temps, les salaires n’ont pas suivi et l’inflation s’est généralisée.
Sur un plan politique, cette double mécanique de l’appauvrissement économique et du sentiment d’isolement symbolisé par les déserts médicaux est un puissant carburant pour le vote RN. En premier lieu, l’écrasement du pouvoir d’achat combiné à l’éloignement des services publics fragilise dangereusement le consentement à l’impôt et nourrit un discours poujadiste à l’opposé des principes d’une politique redistributive de gauche. On retrouve ici une des sources du mouvement « C’est Nicolas qui paie ». À quoi bon payer des impôts si j’ai moins de services publics, tandis qu’on inaugure de nouveaux hôpitaux ou de nouvelles lignes de tramway ou de métro dans les grandes métropoles ? Voilà ce qu’on entend.
Plus grave encore, ce sentiment de déclassement individuel nourrit la recherche de boucs émissaires, bien connue des anthropologues. Jamais on ne s’en est autant pris aux « cassos », aux assistés, aux chômeurs, comme s’ils étaient coupables d’alourdir le modèle social et, par conséquent, la pression fiscale. Cette logique, en s’élargissant aux immigrés (« Ils arrivent, ils ont tout »), prend un tour de plus en plus xénophobe, alimenté par la surmédiatisation de faits divers à travers les chaînes d’info en continu.
Là réside la bataille culturelle que la gauche doit mener d’urgence. Pas simplement celle – indispensable – de l’antiracisme, mais celle de la redistribution des richesses vers les catégories populaires qui n’ont que le travail pour vivre et l’école pour s’émanciper. En cela, la mise à l’agenda médiatique de la taxe Zucman est une victoire. Mais elle ne suffira pas. Si l’on veut réconcilier les classes laborieuses avec l’impôt et réussir à rompre avec la logique du bouc émissaire, la gauche doit être à l’avant-garde des combats pour le pouvoir d’achat mais aussi pour l’aménagement solidaire de nos territoires. À commencer par celui pour le maintien des pharmacies de proximité.