Comment les jeunes femmes vivent-elles leur jeunesse en milieu rural ? C’est à cette question, rarement abordée jusqu’alors, que Yaëlle Amsellem-Mainguy propose de répondre dans Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural. L’ouvrage, publié en 2021, brosse le portrait d’un groupe social diversifié, en s’inscrivant dans le sillon des travaux de Nicolas Renahy (Les gars du coin, 2005) et de Benoît Coquard (Ceux qui restent, 2019), dans une approche féconde qui dévoile les spécificités du quotidien des jeunes enquêtées.
L’intérêt majeur de ce travail réside dans son approche intersectionnelle : l’ouvrage montre comment le fait d’être jeune, femme, issue d’un milieu populaire et de vivre en milieu rural cumule des contraintes socio-économiques spécifiques, mais aussi des ressources symboliques inégalement distribuées, telles que les réseaux locaux, la notoriété familiale ou l’accès à la mobilité.
Grâce à une large enquête qualitative menée auprès de 193 jeunes femmes âgées de 14 à 28 ans, la sociologue met en lumière les difficultés concrètes auxquelles elles sont confrontées, ainsi que les stratégies qu’elles déploient pour négocier leur autonomie, leur scolarité, leur insertion professionnelle et leur sociabilité dans un environnement rural souvent contraint et fortement normatif. Les nombreux extraits d’entretien restitués donnent force de vie aux analyses et rendent la lecture très fluide.
Tout au long de l’ouvrage se construit une nouvelle définition de la ruralité, non seulement administrative ou statistique, mais telle qu’elle est vécue par les enquêtées. Les quatre territoires étudiés (massif de la Chartreuse, presqu’île de Crozon, Ardennes et pays de Gâtine) obéissent à des dynamiques sociales et économiques très diverses, mais partagent des contraintes : éloignement des agglomérations urbaines, rareté des lieux et types de formation à proximité et des offres d’emploi, absence de services publics et de services de santé.
Partir ou rester… sous le regard des autres
Pour ces jeunes filles, le permis de conduire est un sésame. Il permet d’accéder aux emplois, mais aussi aux loisirs et aux sociabilités rurales. Celles qui en sont privées dépendent des bus et des trains, ou de longs trajets à vélo. Les femmes étudiées n’ont pas quitté leur coin, parfois par choix, parfois par contrainte. Mais elles ne sont pas toutes « 100 % d’ici » ou « pur beurre », comme on peut l’entendre à Crozon : certaines y sont nouvelles, et leur ancrage territorial est fragile. À chaque nouvelle étape de l’autonomie se pose la question du départ : d’abord pour poursuivre des études ou une formation, puis pour chercher un emploi, et au gré des relations amicales et amoureuses.
Dans le milieu rural, « tout le monde se connaît ». Les filles l’expriment bien : « tout le monde ici m’a vue grandir », « on se connaît depuis toujours ». Cette interconnaissance peut être une ressource non négligeable. Le cas de Cléa, par exemple, est éclairant. Elle est la fille du président du club de football local, une des institutions traditionnelles de la sociabilité. La notoriété de sa famille lui offre une « sociabilité par le haut » : elle a la possibilité de fréquenter des garçons, parfois plus âgés, et elle occupe une position dominante dans son groupe de copines. Ce contexte social rassurant est aussi une contrainte qui pèse sur les jeunes filles, lesquelles doivent adopter des stratégies pour préserver leur réputation et éviter les rumeurs. Leur morale sexuelle (nombre et âge des partenaires, fréquence des relations) est scrutée, générant valorisations et dévalorisations sociales, accompagnées d’une violence qui « s’installe dans toutes les sphères de la vie » pour celle sur laquelle est collée une étiquette.
Des trajectoires contraintes par le genre
L’ouvrage de Yaëlle Amsellem-Mainguy propose un miroir féminin particulièrement pertinent à des analyses antérieures de la jeunesse rurale masculine. Cette comparaison met en lumière à la fois des similitudes et des différences marquées entre les deux groupes.
Là où le club de football était initialement analysé comme un espace de sociabilité structurant pour les garçons en ruralité, l’ouvrage rappelle qu’il constitue également un lieu déterminant pour les jeunes filles, notamment celles dont les pères occupent des fonctions au sein du club. Avec leurs mères, elles s’investissent où elles peuvent : préparent les repas, organisent les soirées dansantes, parce qu’elles « savent accueillir ».
Cette manière « d’aimer s’occuper des autres » est une compétence transmise par les femmes de la famille et valorisée comme un savoir-faire féminin. Cette répartition genrée des rôles sociaux oriente majoritairement les jeunes femmes vers les formations et les emplois du soin et du lien. Face à un marché du travail rural offrant majoritairement des métiers traditionnellement masculins, elles sont plus vulnérables que leurs pairs face à l’emploi. C’est là un des enseignements qui rendent ce livre incontournable : penser la ruralité en ignorant le genre, c’est risquer de laisser une partie de la population à l’écart des politiques publiques.