Démarchandiser la vie, par Boris Vallaud
Le socialisme français est aujourd’hui orphelin d’une idée forte et juste qui donnera un sens, une efficacité et une puissance de conviction à sa prochaine doctrine programmatique. Une idée tranchante, une inspiration profonde qui emporte l’adhésion populaire par la simplicité de son évidence, par la trouée qu’elle ouvrira dans le ciel sans soleil et sans étoiles qui nous étouffe depuis trop longtemps. C’est un enjeu décisif pour les socialistes qui veulent retrouver leur influence par leurs idées, c’est un enjeu majeur pour la société française qui peine à trouver une nouvelle direction à prendre, une aspiration derrière laquelle se rassembler, un nouveau destin à embrasser.
Cette idée, nous l’avons sous nos yeux. Notre histoire intellectuelle et politique, dans toute la diversité de ses influences et de ses traditions, nous offre en effet toutes les ressources nécessaires pour répondre à ce défi essentiel de notre temps : que faire maintenant que la logique du marché sans entrave a échoué, et pleinement échoué ? Tant sur le plan écologique, social, économique que culturel, démocratique et, même, moral. Que faire lorsque l’enjeu n’est rien moins qu’une terre habitable, des vies vivables, une humanité fraternelle ?
Du mutualisme au marxisme et à la social-démocratie, en passant par le saint-simonisme, le syndicalisme ou le coopérativisme, de l’utopisme radical au réformisme rocardien mais aussi avec tant de pensées écologistes originales comme celle d'André Gorz, nous disposons d'un héritage conceptuel qui nous permet de penser, aujourd’hui, l'émancipation humaine face aux mécanismes de domination qui ne cessent de resserrer leur étreinte sur nos vies. À l'heure où le néolibéralisme progresse méthodiquement dans nos sociétés, cette tradition nous invite à formuler une réponse profondément démocratique de résistance et de reconstruction tout à la fois : la démarchandisation.
Constatons avec lucidité la transformation du capitalisme financiarisé et ses monstrueux échecs. Constatons aussi notre indifférence coupable face à ce grand braquage de nos vies. Il ne s'agit plus simplement d'accumulation mais d'appropriation systématique, d’accaparement mécanique, de prédation sans limite de ce qui est essentiel à la vie. Tout est marché et nous sommes marchandises. La naissance, la vieillesse, la mort, tout est bon à vendre, tout est prétexte à profit. L’eau, la terre, nos biens communs abandonnés à la rente et à la spéculation. La santé, l’éducation, la culture, le sport, nos services publics livrés à la propriété privée et à la valorisation financière. Notre temps libre, nos données personnelles, nos vies privées, nos corps mêmes sont des terres à prendre et ne nous appartiennent plus tout à fait. Nos cerveaux et notre sérénité mentale sont attaqués de front, sans pitié et sans répit. Rien n’échappe à la logique du tiroir-caisse et nous en sommes la petite monnaie.
Cette logique n'est pas une perversion du système que nous essayons vainement de domestiquer, mais sa finalité intrinsèque. Nous avons suffisamment essayé de corriger, de redresser, de compenser ou d’en amoindrir les conséquences pour le savoir, nous les socialistes. Les scandales révélés dans les EHPAD, l’enseignement supérieur privé, les crèches, les eaux en bouteille ne représentent pas des malheureux écarts aussi évitables qu’involontaires, mais la manifestation éclatante d'un processus structurel qui ne demande qu’à rester invisible. La marchandisation opère au-delà de la simple privatisation des services ou de la tarification de services autrefois gratuits. Elle détruit profondément les relations sociales en y imposant des inégalités insoutenables, elle ignore, comme une entrave à son extension sans limite, les vertus de la justice sociale et de l’égalité. Il nous faut désormais combattre la marchandisation absolue de notre économie, de notre société, de notre terre et de notre humanité.
L'éducation illustre trop bien ce phénomène, où derrière le principe d'égalité des chances se développe un système à deux vitesses reproduisant et aggravant les inégalités existantes et pas seulement dans la distinction entre l’enseignement privé lucratif et de l’enseignement public gratuit. Le marché ne dit pas toujours son nom, mais sa logique s’impose à l’ordre des choses : il trie, il sélectionne, il reproduit les inégalités et ignore la mixité sociale. D’un côté les « bonnes écoles », réservées à ceux qui savent manier l’adresse, le réseau, le portefeuille ; de l’autre, les « mauvaises écoles », délaissées, sous-dotées, assignées à résidence.
Le secteur de la santé suit la même pente vertigineuse, avec une distinction croissante entre établissements bien dotés, situés dans les centres urbains ou réservés à une clientèle solvable et structures périphériques sous-financées, en sous-effectif, condamnés à la pénurie, pendant que le secteur privé sélectionne les interventions rentables, laissant au public la charge des pathologies lourdes ou chroniques. Les patients, eux, subissent la double peine : éloignement, délais d’attente, soins dégradés. Là encore, la marchandisation avance masquée, mais elle fracture, elle trie, elle exclut.
Tout est marché et tout est enrichissement privé. Des fonds publics censés financer des services à la population servent à constituer un patrimoine immobilier privé, via les dotations de fonctionnement ou les tarifs conventionnés, notamment dans les cliniques privées (près de 20 milliards d’euros par an), l’enseignement privé sous contrat (plus de 8 milliards de l’État, plus de 2 milliards des collectivités) et les EHPAD lucratifs. Des sociétés foncières liées à ces groupes encaissent des loyers élevés, remboursant ainsi leurs emprunts et rémunérant les actionnaires, tandis que la collectivité finance un patrimoine privé hors de tout contrôle public.
Les territoires, nos villes comme nos campagnes, nos tours et nos bourgs, eux-mêmes sont façonnés par cette logique implacable, certains étant délaissés par les services publics selon des critères financiers de pure spéculation, accentuant l'isolement et l’appauvrissement de leurs habitants. D’un côté, les « bons quartiers », où les services publics demeurent, où l’offre scolaire et médicale est pléthorique, où la sécurité est garantie. De l’autre, les « mauvais quartiers », désertés par les services, où la fermeture d’un bureau de poste, d’une gare, d’une maternité, signe la relégation et l’isolement. Ce n’est plus seulement la carte scolaire ou hospitalière qui organise la ségrégation, c’est la logique du marché, qui sculpte sa géographie, impose la relégation des uns et la sécession des autres.
Ce processus de marchandisation cachée est d’autant plus redoutable qu’il avance sans dire son nom, sous couvert de « modernisation », de « rationalisation », de « libre choix ». Mais derrière l’illusion de la liberté, il y a la réalité de la fracture sociale, de l’atomisation, de la fin de la fraternité. Le recul de l’offre publique et la privatisation rampante des services essentiels génèrent des inégalités entre individus, mais aussi entre territoires, frappant d’abord les plus fragiles, ceux qui n’ont que le service public pour s’accrocher à l’égalité réelle.
La marchandisation intégrale dissout la société, brise les solidarités, fragmente les existences. Elle capte le temps, les liens, l’espace public, les ressources naturelles, les politiques publiques. L’individualisme, loin d’être une conquête de liberté, devient une construction du marché, un outil pour assurer sa reproduction et sa croissance sans limite. Tout passe au tamis du profit individuel. Résultat : une société atomisée, des individus réduits à l’état de consommateurs, une épidémie de solitude. Dans ce désert relationnel, l’extrême droite prospère en vendant l’ordre, la verticalité et le repli identitaire.
La démarchandisation dès lors n’est pas seulement une reprise en main de l’ordre économique et social, elle est une ardente nécessité démocratique. Cette réorientation implique de soustraire progressivement au marché les dimensions essentielles de la vie. Il existe des domaines, en effet, qui relèvent de la vie, pas du commerce ; des besoins essentiels qui ne doivent pas être abandonnés aux lois du plus offrant ; des droits fondamentaux qui ne sont pas des marchandises. Démarchandiser, c’est arracher au marché tout ce qui touche au vivant, au lien social, à la dignité humaine.Démarchandiser, c’est reprendre le pouvoir sur nos vies, collectivement, c’est faire de l’égalité réelle une réalité vécue et plus un slogan creux, c’est abattre les frontières invisibles qui partout s’opposent à la fraternité humaine.
Démarchandiser, c’est faire l’hypothèse que l’État social de demain, sera celui du retour à l'universel, c'est‐à-dire à des services publics, à des politiques, des droits et des mécanismes de solidarité accessibles à tous et qui sont le bien commun d'une nation de citoyens égaux. L'universel, ce sont des droits pour tous plutôt que des allocations pour certains et une vraie justice redistributive qui n’oublie pas les classes moyennes laborieuses qui ont trop souvent le sentiment de n’avoir droit à rien. La gauche qui œuvre à l’égalité réelle et affronte l'avenir, c'est celle d'un universel qui s'incarne dans de nouveaux outils, de nouveaux droits face aux nouveaux risques et dans la défense du service public.
Démarchandiser la vie, c’est, concrètement, soustraire l’enfance, l’éducation, la vieillesse ou la santé à la logique du marché. La naissance n’est pas un marché, l’enfance pas une marchandise. Cela implique, par exemple, la création de crèches publiques gratuites, avec des standards minimums, pour accueillir les enfants de toutes les catégories sociales, là où le marché abandonne les plus modestes, souvent des « mamans solos », à la débrouille ou à d’hypothétiques solidarités familiales.
Démarchandiser l’éducation, c’est réinterroger le financement public de l’enseignement privé qui contourne l’impératif de mixité sociale et c’est en finir, nettement, avec le financement public de l’enseignement supérieur privé qui fait parfois même commerce du contournement de Parcoursup. Ces abus ont un nom, cette prédation a un visage, le groupe Galiléo, brocardé dans un récent ouvrage. L’argent public doit servir l’égalité d’accès au savoir, pas la reproduction sociale, pas le racket des plus modestes. Régulons l’enseignement privé, garantissons que l’éducation émancipe, pas qu’elle enrichisse.Garantissons l'égalité d'accès à l'éducation en concentrant les ressources sur l'enseignement supérieur public. Comme l’on parle d’exception culturelle en défense de la création, l’éducation doit aussi faire l’objet d’une forme d’exception.
Démarchandiser le grand âge, après le scandale Orpea, c’est faire le choix des EHPAD non lucratif - comme dans les Landes - contre les logiques prédatrices et l’économie de moyens jusqu’à la maltraitance, et la réduction de la vieillesse à une marchandise au cœur d’une « silver économie » qui porte en elle toutes les inégalités dans la prise en charge de la dépendance. Ce qui vaut pour les établissements pour personnes âgées dépendantes devrait aussi valoir pour le maintien à domicile ou les résidences séniors qui sélectionnent par l’argent. Parce que même devant la mort, nous ne sommes pas égaux, instaurons une Sécurité sociale de la mort : des obsèques décentes pour tous, sans condition de fortune.
Démarchandiser, c’est aussi reprendre la main sur l’essentiel et l’indispensable à nos vies, c’est soustraire nos biens communs – la terre, l’eau, les ressources naturelles, souvent des ressources finies – à l’accaparement, à la privatisation et à la spéculation. C’est protéger le foncier de la spéculation qui aggrave la crise du logement et rend inaccessible l’accès à la propriété de jeunes ménages qui pourtant travaillent ; c’est lutter contre l’accaparement des terres agricoles par le vote d’une loi foncière toujours remisée à plus tard sous la pression d’intérêts privés, pour permettre l’installation de jeunes agriculteurs et garantir notre souveraineté alimentaire ; c’est engager la bataille de l’eau par une politique publique servant l’intérêt général plutôt que celui des grands fermiers enrichis sur le dos des consommateurs, c’est créer des syndicats mixtes ou remunicipaliser l’eau, comme à Paris par exemple. « L’eau que nous captons dans la nature pour divers usages doit être gérée comme un bien commun, qui doit être accessible à tous et ne doit appartenir à personne », pour reprendre les mots du Rapporteur spécial sur les droits de l’homme à l’eau potable et à l’assainissement de l’ONU. Démarchandiser encore, c’est créer un pôle public de l’énergie et renationaliser des infrastructures essentielles ou critiques pour accomplir la nécessaire transition climatique. L’énergie est un droit fondamental, un levier de transition écologique, un enjeu stratégique. Son accès ne doit pas dépendre des marchés spéculatifs ou des dividendes d’actionnaires. La question climatique ne peut être abandonnée aux mécanismes du marché : elle exige régulation publique, fiscalité écologique, planification démocratique. Pour la mobilité, renationalisons les autoroutes à mesure que tombent les concessions, reprenons le contrôle public sur les réseaux mobiles et la fibre. Ces mesures visent à garantir que l'aménagement territorial réponde à des critères d'égalité plutôt que de rentabilité immédiate.
Démarchandisons jusqu’à nos imaginaires, décolonisons nos esprits mêmes, pris dans les chaînes du marché : réduisons la publicité, interdisons les écrans géants énergivores, libérons-nous des écrans, défendons la place publique contre l’invasion marchande, pensons dans un même mouvement la réduction du temps de travail et le temps libéré comme Blum et Léo Lagrange avant nous pour ne pas se donner sans le savoir aux réseaux sociaux, à Netflix et au commerce en ligne ou autre « putaclic intégré ».
Démarchandiser, c’est, enfin, reprendre le contrôle de notre souveraineté, non pour ressusciter le dirigisme, mais pour garantir que les décisions vitales – défense, sécurité, approvisionnements – ne soient pas dictées par les seuls actionnaires. Dans la crise de la Covid comme dans la guerre en Ukraine, nous avons vu ce que la désindustrialisation implique et ce que la perte de souveraineté veut dire. Il nous en coûte. Nous ne voulons dépendre ni de l’Inde pour nos médicaments, ni de la Chine pour nos composants électroniques, ni des États-Unis pour notre défense, ni du Mercosur pour notre alimentation. Les matériaux critiques, essentiels à notre industrie et notre autonomie, ne doivent pas être livrés à la spéculation internationale. En matière industrielle, nous portons une doctrine claire : nous devons protéger, à toute force, nos industries. Cela passera, si besoin, par la réquisition ou la nationalisation, secteur par secteur, selon la sensibilité stratégique et les enjeux, notamment, l’emploi et l’urgence écologique. Pour sauver le site d'ArcelorMittal à Dunkerque, nous défendons l’idée de pouvoir réquisitionner des sites industriels stratégiques et ainsi éviter une fermeture précipitée et irréversible. Ce volontarisme nouveau exigera, à coup sûr, le conditionnement des aides publiques, une planification renouvelée et un renforcement inédit du décret Montebourg.
Néanmoins, la démarchandisation, ce n’est pas l’étatisation, ce n’est pas une série de nationalisations techniques, ce n’est pas la substitution mécanique au marché d’un État gestionnaire, lointain, bureaucratique, sourd aux besoins des citoyens. La démarchandisation constitue un projet politique neuf, visant une gestion collective, participative et démocratique. C’est inventer des formes nouvelles de gouvernance partagée, où les usagers, les travailleurs, les habitants, sont pleinement associés à la définition, à la gestion, au contrôle des services publics et des biens communs. C'est dépasser tant la logique du consommateur que celle de l'administré, privés de leur pouvoir d’agir. C’est rendre le service public vivant, incarné, proche, efficace parce que démocratique.
C'est aussi concevoir différemment la citoyenneté sociale, le travail et la richesse sur le fondement de l'utilité sociale et des limites planétaires. Il faut que la valeur change de camp ; qu’elle ne soit plus exclusivement du côté du capital, des rentiers et des rémunérations extravagantes, mais du côté de la juste reconnaissance des classes laborieuses. Démarchandiser, c’est remettre la politique au-dessus des contingences économiques. C’est rendre le service public vivant, incarné, proche, efficace parce que démocratique. C’est ouvrir la voie à un nouvel esprit d’entreprise : coopérative, codétermination, actionnariat salarié, société à mission, comptabilité écologique. Il ne s’agit pas de projeter la planète économique hors de son orbite, mais au contraire, de permettre d'en assurer l'équilibre nouveau et durable, en sortant de l'injustice et de la démesure où nous a entraînés l'ère néolibérale. Nous avons les associations, les entreprises de l’économie sociale et solidaire pour cela, les SCOP et les SAPO, les CUMA et les COOP. Nos grands groupes et les fleurons de notre industrie nationale peuvent se réinventer. Nous avons une jeunesse animée par la volonté d’agir et de donner un sens à sa vie, à son travail, à sa relation aux autres.
Sortir de la logique marchande, c’est libérer les individus, garantir leur autonomie, briser les chaînes de la domination économique, sociale, politique. Démarchandiser, c’est émanciper, c’est renverser toutes les conditions qui asservissent, qui diminuent, qui dominent l’humain. Démarchandiser, c’est créer les conditions pour que chacun maîtrise sa vie. Mais surtout, démarchandiser, c’est retrouver le sens du collectif, de la fraternité. C’est briser l’isolement, redécouvrir la puissance de l’agir ensemble, faire de la solidarité une force concrète. C’est abattre toutes les frontières invisibles qui, partout, dressent des murs entre les êtres, qui empêchent la fraternité humaine de s’épanouir. C’est faire le pari que l’humain vaut plus que la marchandise, que la société vaut plus que la somme des intérêts individuels.
Voilà notre combat, notre promesse, notre horizon. Voilà ce qui doit être au cœur de la doctrine des socialistes pour les années à venir. Démarchandiser pour démocratiser, pour émanciper, pour abattre les frontières invisibles qui s’opposent à la fraternité : nos vies ne sont plus à vendre.