Sortir les enfants des logiques de marché, par Aurore Pageaud
Démarchandiser la vie, c’est refuser que l’enfance, la santé ou la vieillesse soient soumises aux lois du marché. C’est affirmer que naître ne devrait pas être un privilège, que grandir ne doit pas être une lutte. À rebours des logiques de rentabilité, cela suppose de construire des politiques publiques universelles : des crèches gratuites, des éducateurs bien formés, des structures d’accueil humaines et sécurisées. Or aujourd’hui, l’Aide sociale à l’enfance (ASE), censée protéger les plus vulnérables, est au bord du gouffre. Jamais autant d’enfants n’ont été placés, jamais aussi jeunes, et jamais la situation n’a été aussi alarmante, y compris dans les zones rurales autrefois épargnées. Derrière les discours sur la « réalité des moyens », ce sont des vies que l’on abandonne.
Une marchandisation qui met en danger
Le scandale est désormais documenté : dans de nombreux départements, les enfants placés par l’ASE se retrouvent à la rue, à l’hôtel, ou dans des structures inadaptées, livrés à eux-mêmes. 15 000 mineurs sont aujourd’hui victimes de prostitution, et ce sont en majorité des enfants placés.
Les témoignages des professionnels et des associations sont accablants : des adolescentes de 13 à 17 ans, dé-scolarisées, abusées, parfois dans des hôtels financés par l’argent public. Les contrôles sont insuffisants et l’État reconnaît une situation critique, mais tarde à agir. Alors en attendant, des familles ont attaqué en Justice, il y a quelques jours, des Présidents de départements pour non-assistance à enfants en danger, en dénonçant un phénomène national et un échec collectif.
Le symptôme d’un système épuisé
Ces drames humains révèlent une crise plus profonde d’un système asphyxié et d’un secteur en rupture. L’ASE est prise en étau entre les politiques sociales, judiciaires, de santé, toutes elles-mêmes en crise. Les métiers du care sont dévalorisés et les responsabilités sont diluées entre État, départements et associations, qui se renvoient la balle. Les inégalités territoriales aggravent la situation, certains départements refusant de prendre en charge les mineurs non accompagnés et d’autres coupant brutalement les aides à 18 ans, laissant des milliers de jeunes majeurs à la rue.
De plus, dans les structures, le turnover constant des équipes, aggravé par un recours croissant à l’intérim, fragilise davantage encore des enfants déjà marqués par des parcours de rupture. Or, la stabilité du lien éducatif et de l’environnement est une condition essentielle pour permettre à ces jeunes de se reconstruire. En multipliant les visages, les absences de repères et l’instabilité dans les prises en charge, ce mode de fonctionnement génère des effets délétères, bien documentés par les professionnels de terrain.
Face à la pénurie chronique de places dans les structures de la protection de l’enfance, certains départements financeurs ont recours à des solutions dites “d’urgence”, confiant la gestion d’établissements à des acteurs privés de l’intérim. Plusieurs syndicats et militants tirent la sonnette d’alarme : ces logiques de sous-traitance accélèrent une forme d’accompagnement low-cost, dans laquelle la qualité du suivi éducatif, la continuité des soins et le respect des droits de l’enfant sont gravement mis en péril.
Pour une vraie stratégie publique : démarchandisons l’ASE
Ainsi, nous voulons démarchandiser la protection de l’enfance. Nous affirmons que chaque enfant mérite mieux qu’un lit d’hôtel ou qu’un éducateur en CDD. Nous plaidons pour un plan d’urgence pour la formation, la stabilité et la reconnaissance des travailleurs sociaux. Nous souhaitons repenser une politique de proximité, et équitable, recentrer sur l’humain. Nous souhaitons garantir l’égalité de traitement sur tout le territoire. Protéger les enfants, ce n’est pas un coût : c’est un devoir. Et cela ne se marchande pas.